Aristide Barraud – Mais ne sombre pas – Récit – Editions du seuil – Octobre 2017 – 170 pages
Quatrième de couverture :
Aristide Barraud, joueur de rugby professionnel, et sa sœur Alice, acrobate de métier, étaient devant Le Petit Cambodge, le 13 novembre 2015. Dès qu’il a entendu les premiers tirs, Aristide a eu un réflexe inouï : il a protégé sa sœur de son corps. Touché aux jambes et au thorax, il se vide de son sang. A son tour, Alice, malgré ses blessures, lui sauve la vie en le maintenant éveillé, l’empêchant de sombrer avant l’arrivée des secours. Dans une langue déliée très influencée par le rap, Aristide Barraud raconte son retour à la vie, une lente renaissance, tout à la fois chaotique et lumineuse. Il y a bien sûr les opérations à répétition, le corps à la peine, mais surtout le réconfort et la beauté du monde, la splendeur de Venise, le goût de la pizza au petit matin sur un air de Verdi, les chiens errant dans les ruines de l’Aquila, autant d’échappées vers l’Italie, son pays d’adoption qu’il doit quitter quand il ne peut plus jouer au rugby. Il y a aussi Paris, les courses folles dans la ville tant aimée à la recherche des sensations retrouvées.
Aristide Barraud, 28 ans, est un ancien joueur du Stade Français et du Racing Club Massy Essonne. Il a ensuite poursuivi sa carrière en première division dans le championnat d’Italie. Il y a joué son dernier match au sein de l’équipe de Mogliano le 7 novembre 2015.
Chronique
Le titre
Mais ne sombre pas est une référence à la devise de la ville de Paris, tirée de la locution latine «Fluctuat nec mergitur». Sur le blason officiel de la capitale on peut voir un bateau à voile naviguant sur les flots. Cette locution peut se traduire par «Il est battu par les flots, mais ne sombre pas».
Ce titre a selon moi au moins deux lectures. La première, évidente, fait référence au combat qu’a dû mener Aristide durant de longs mois. Malgré vent et marais, il a tenu le cap sans jamais chavirer. Il s’est reconstruit pas à pas et le livre nous plonge au cœur de son combat.
La deuxième, est donc un clin d’œil à Paris, qu’il affectionne particulièrement. Elle est bien-sûr la ville où s’est produit son accident, les attentats mais pas seulement. Au fil des pages, on y découvre que Aristide et la ville de Paris sont liés depuis bien avant le 13 novembre. Il témoigne de son attachement et de son amour pour cette ville qui l’a toujours mis en éveil. Dans sa première interview au journal L’Equipe il dira même que Paris est sa première passion, avant le rugby, et que depuis les attentats, ils sont encore plus liés.
Par ailleurs, le livre fonctionne par épisode temporel progressif parsemé de « flash-back(s) » de son enfance à Massy, de ses vacances en tant que « titi parisien » à la campagne etc. Ainsi, son récit ne se résume absolument pas seulement à sa rééducation. On y découvre son parcours, ses grands moments de vie mais aussi ses déceptions et ses blessures dont il a su tirer une force de caractère assez impressionnante. C’est cette force, qui l’a aidé à se reconstruire.
Sa plume
La quatrième de couverture nous parle « [d]’une langue déliée très influencée par le rap », c’est vrai. Ce récit est son récit. Il y parle vrai, sans détour, avec parfois des petites grossièretés mais surtout beaucoup d’authenticité. Aristide Barraud ne tombe jamais dans la vulgarité, son texte laisse transparaître les émotions présentes au moment de l’écriture. De fait, certains passages remuent les tripes, fallait s’y attendre… On est loin des autobiographies complètement aseptisés et insipides de certains sportifs ou hommes politiques… Je ne vise personne, mais ça existe !
Pour ce qui est de l’influence du rap, elle est très présente. Parfois le texte en prend carrément le fond & la forme. La fin de certains paragraphes se concluent en rimes et rend l’avancée de la lecture poétique.
Ces rimes de conclusion à plusieurs reprises m’ont surpris, relisant et me délectant de la plume d’Aristide j’ai sourit ! 😉
Octobre 2016
Le livre commence par une anecdote, sa routine du soir avant d’aller dormir…
« Le chocolat avant de dormir était un rituel, depuis des années. La discipline alimentaire que réclame le rugby de haut niveau permet peu d’écarts ».
Les rituels sont nécessaires et sécurisants. Il augmente la prévisibilité et diminue l’angoisse. De plus, il paraît que le chocolat rend plus heureux grâce la libération d’endorphine qu’il permet. On se soigne comme on peut…
Janvier 2017
Renaissances
« On vient au monde plusieurs fois. La mamie de mon ami Bastien lui a dit ça, quelques semaines après les attentats. On avait vite compris qu’on était en effet comme des nouveau-nés. Nos existences ne sont-elles qu’une succession de vies éphémères ? La vérité sort souvent de la bouche des grands-mères.«
Je cite ce passage car dès cette page (la cinquième du livre) Aristide donne le ton. Il est lucide, pas fataliste et surtout déterminé à avancer. La capacité à se reconstruire après un accident (la résilience selon B.Cyrulnik), la puissance de la sagesse de nos anciens et le nouveau regard sur la réalité font de cette citation une première pépite…
Quelques lignes plus loin, il continue avec une phrase du même acabit :
« On est tous doués pour passer de la vie à la mort, on le fait tous à un moment. L’inverse est plus secret, moins répandu. J’aurais bien aimé un guide pour m’aider. J’ai tâtonné, laissé mes renaissances redonner du sens.
Feinté
Dans ce sous-chapitre, on découvre très vite les qualités de Arisitide Barraud : courageux, déterminé & rusé !
La scène se déroule seulement quelques jours après l’accident. Aristide est à l’hôpital Bichat et est en très petite forme. Des drains pendent de ses côtes, les points de sutures sont très nombreux.. Pour autant, il est déjà actif dans sa reconstruction :
« La nuit, je me suis relevé, seul, avec l’aide du déambulateur, en prenant mon temps. J’en tremble encore en y repensant, c’était une folie. Je devais reprendre le contrôle de mon corps, de ma vie (…) J’ai fait les deux mètres qui me séparaient des toilettes, tout doucement, en contrôlant la douleur hallucinante, l’énergie et la lucidité fluctuantes.
(…)
Ensuite, j’ai pissé tout seul, assis, sans pistolet. J’avais repris le contrôle. Je me suis mis dans mon lit, dangereusement. Je respirais fort, harassé comme après trois matchs d’affilée.
Cet épisode démontre sa force de caractère et sa volonté. Dans le reportage « Alice et Aristide » il y explique que très tôt, alors qu’il est encore alité à l’hôpital et très faible, il se donne des petits coups pour se préparer de suite à la reprise du rugby…
En bon demi d’ouverture, Aristide est aussi sacrément rusé et fait preuve d’une intelligence situationnelle assez remarquable. Au vue des interventions chirurgicales qu’il a subi et de la gravité de ses blessures, il est censé rester à l’hôpital pour plusieurs mois. Cependant, il a « feinté » :
« La responsable du service qui faisait la tournée matinale des patients mettait des talons. Je l’entendais passer de chambre en chambre, j’étais dans l’avant dernière.
Le bruit de ses chaussures trahissait sa progression. J’avais environ quinze minutes entre le début de sa ronde et son arrivée dans ma chambre. De mon bras valide, je rangeais mon lit du mieux possible. Je me jetais un peu d’eau dans les mains, je me frottais le visage pour avoir l’air frais. Je me redressais quand elle arrivait au patient qui me précédait. Je me recoiffais, préparais mon meilleur sourire et quand elle entrait, je lançais un « bonjour » avec le plus d’énergie possible. Après, j’étais parti pour une séries de petits mensonges. Je disais que tout allait bien , que j’avais bien dormi, que je n’avais presque plus mal etc. Je voyais qu’elle hallucinait, j’en rajoutais.
A sa sortie, je tombais de fatigue, je me rendormais en quelques secondes. Je mettais ensuite vingt-quatre heures à récupérer de cette comédie.«
Après un nouvel épisode de feinte auprès de la kiné pour lui montrer qu’il était capable et marcher en béquille et une fois que son dernier drain a été retiré, il a demandé à rentrer chez lui.
« Le soir, je suis rentré chez moi. Mes parents, ils n’ont rien compris, mais il étaient contents. Et inquiets aussi. J’étais censé rester des mois à l’hôpital. Je suis rentré à la maison douze jours après les attentats. J’ai feinté tout le monde.«
J’ai parlé de courage, de détermination et de ruse pour qualifier Aristide Barraud. Lui parle de « fort instinct de survie ». Un sixième sens qui lui permet de s’extirper de situations perilleuses, d’avancer, sans regarder en arrière pour reprendre ses termes.
J’étais conscient de cette capacité avant les attentats, désormais c’est une certitude, mon instinct me veut du bien.
(…)
Mon instinct travaille pour moi, il n’est pas perturbé par l’ego, la cupidité, l’ambition. Mon instinct est pur, animal, je me fie à lui comme à un ami.
Notti Bianche
Notti Bianche signifie nuits blanches en italien.
Comme vous pouvez l’imaginer, les premières « nuits d’hôpital sont terribles, sans filtres. » Le sommeil est rare !
Physiquement, Arisitide est très diminué, il ne peut presque plus bouger, il vit « une sensation générale de mal-être ». Parallèlement, les céphalées sont omniprésentes au point qu’il ne pouvait plus ouvrir les yeux et ne supportait « plus aucune lumière ».
Mon crâne est sur le point d’exploser, mes yeux semblent sortir de leur orbites.
Dans un élan empathique, on ne peut que partiellement imaginer « neuf journées entières de migraines continues. » De quoi péter un plomb comme dirait l’Autre…
Psychiquement, après l’accident et les heures de sommeil qui se comptent sur les doigts d’une main d’un lépreux, il se pose justement la question de la folie…
Après quatre ou cinq heures de tempête cérébrale, je me pose même la question de la folie. Suis-je dedans, est-ce que je rêve ? Suis-je en train de passer de l’autre côté ? (…) J’ai compris les gens qui en arrivent au suicide. »
Difficilement imaginable, les mots me manque pour décrire cette tourmente.Pour tenir, des paroles « [d’]Alpha Wann résonnai[en]t dans [s]a tête » :
« Ce monde part en live, j’te l’apprends pas… aux quatre coins du globe, c’est coups d’Etat et attentats. »
Le rap comme bouée de sauvetage ? Pour ne pas partir trop loin du rivage ? Les rimes pour rester ancrer… Dans une réalité bien difficile à supporter !
Batignolles
Pour l’essentiel de ses rendez-vous médicaux, Aristide se rendait à l’hôpital Bichat, porte de Saint-Ouen. Tous les quinze jours, il passait devant le bâtiment des Batignolles. « Ce monstre architectural » comme Aristide le qualifie, accueillera la future Cité judiciaire de Paris.
Au fil du temps, il a assisté à son édification. Ce temps de construction architecturale fait écho à la reconstruction personnelle de Aristide. C’est une sorte d’accordage entre deux entités, une matérielle, l’autre humaine. L’auteur parle de « connivence » :
« Ce bâtiment est le témoin de ma récupération physique et je suis le témoin de sa construction. Je me sens lié à lui, dans une connivence médico-architecturale. »
Egotrip
Pourquoi Aristide n’a pas pris plus de temps pour se soigner et passer à autre chose ? Voilà ce qu’on lui demande. Et voici sa réponse :
Je fais ça pour tous les gens qui sont morts. Par respect à leur mémoire. (…) J’étais là, abîmé mais entier, je n’ai pas lâché. Le respect ça se mérite. (…) Pour mon orgueil, pour leur honneur. »
De là, Aristde nous parle de son parcours, qu’il doit à sa force mentale. A 10 ans, quand il a commencé le rugby, il a voulu être professionnel. Il s’en ai donné les moyens. Selon lui, il n’a aucune qualité naturelle particulière. Il a juste travaillé 10 fois plus.
Je travaillais dur dans la journée au collège pour pouvoir m’entraîner au maximum le soir et le week-end. Je n’avais pas le temps pour les embrouilles, les potins, j’étais ce mec chelou qui passe sa vie à la bibliothèque et ne se préoccupe pas des meufs. »
Quelques lignes plus tard, il nous livre une scène hallucinante d’un entraînement made in Aristide. En pleine heure de pointe, il traversait en courant la passerelle de la gare de Massy ! 200 mètres pendant lesquels il esquivait une foule d’individus pressés.
Pour eux, c’était insupportable : je me faisais insulter. (…) Je travaillais ma vision, mes appuis.
Il s’entraînait malgré la pluie et le froid. En hiver, le jour de son anniversaire, à Noël, le jour de l’an… Ces séances de jeu au pied pouvaient durer quatre heures !
Ce passage me rappelle une partie de l’autobiographie de Jonny Wilkinson… Est-ce que les grandS n°10 ont tous connu une enfance comme celle-ci ?
Après ces quelques lignes, je comprends mieux le chemin d’Aristide et d’où il peut tirer sa force et où sont ses ancrages. Ce combat, c’était aussi pour lui-même !
Pendant un an et demi, après les attentats, je n’ai rien voulu lâcher pour ne pas faire honte à ce petit mecton qui courait après son rêve.
Cécile
Ce paragraphe est court, essentiel et émouvant. Cécile est la grand-mère d’Aristide. Deux mois après les attentats, il a retrouvé sa grand-mère. Celle-ci lui a parlé de son père à elle, Adolphe, devenu Alfred quand Hitler a pris le pouvoir. Alfred donc, l’arrière grand-père d’Aristide Barraud était un poilu, un combattant de la guerre 14-18. Blessé dans les trachées, il fut un grand invalide de guerre.
Elle m’a raconté son enfance de fille unique, au milieu des gueules cassées.
Les attentats l’ont remuée comme peu de gens autour de moi.
Un soir, elle m’a dit : » En te voyant comme ça, je me suis sentie triste. (…) Tout ça pour en arriver là, que tout recommence, que des jeunes tuent d’autres jeunes pour rien. »
Les attentats ont dû être une réminiscence douloureuse pour nos anciens. Face à des événements aussi traumatiques, certaines ombres du passé refont malheureusement surface. Pour Aristide, sa force vient aussi de ses anciens, j’y reviendrai !
30 décembre 2015
Night Squad
Après sa sortie de l’hôpital, Aristide se déplaçait en fauteuil roulant. Avec son amie Aïda, ils s’amusaient des regards que les gens portaient sur Aristide. Il s’imaginait que les gens pensaient à une simple fracture du pied. Les réactions des passants auraient été tout autre s’il avait relevé son pull…
De nouveau à Paris avec ses amis, Aristide et les siens ont dû trouvé d’autres repères pour se créer une autre réalité et une nouvelle vie aussi. Malgré tout, dans les rues, il décrit des manifestations d’anxiété :
A l’extérieur, on n’arrivait même pas à se regarder dans les yeux, on scrutait chaque allée et venue, chaque passant dans la rue. C’était dur, souvent on rêvait de se barrer et de rentrer chez elle, mais on tenait. On voulait casser la peur, l’affronter, pour ne pas la traîner toute notre vie.
Les sorties à Paris étaient des moments de libération.
Le 30 décembre 2015, Aristide Barraud était de sortie dans Paris avec deux amis d’enfance. Soit un mois et demi après les attentats. Une bière, puis deux puis trois… Cette sortie fut finalement une sorte de guet-appans 😉 Elle fut aussi et surtout un moment pour renouer avec une vie « normale » dans un élan et une pulsion de vie. Ces instants sont précieux et compte aussi pour de la rééducation…
J’aurais dû être à l’hôpital pour encore de longs mois, et je me retrouvais trimballé par les miens, d’épaules en épaules dans l’Est parisien à 3 heures du matin, de l’alcool dans le système sanguin. Si j’étais tombé, j’étais marron, je repartais au bloc directement.
J’ai mis deux semaines à m’en remettre, au fin fond de mon lit, le corps en morceaux, mais le sourire aux lèvres.
Mes anciens
Aristide Barraud tire sa force de son parcours personnel mais aussi de son héritage générationnel. Son arrière-grand-père Alfred a reçu un morceau d’obus dans la tête. Les médecins lui annoncèrent qu’il passerait sa vie dans un lit sans pouvoir bouger. Au fil des mois, les médecins de garde le retrouvaient toutes les nuits de plus en plus loin de son lit. Ces médecins ont donc mis en place un programme de rééducation. En quelques mois, il pu à nouveau se servir de son bras, marcher avec un déambulateur et la parole fut vite retrouvée.
Les docteurs l’ont interrogé sur son activité nocturne des premiers mois. Il leur a expliqué qu’il allait dans le couloir de l’hôpital militaire pour trouver la salle des équipements. Il cherchait un pistolet pour se buter et sortir d’une vie qu’il n’acceptait pas.
Alfred s’était offert la possibilité d’une vie en tentant de se donner la mort chaque nuit.
Pendant la seconde guerre mondiale, Alfred fut résistant, malgré son handicap.
Dans « ses anciens », il y a aussi son grand-père maternel. Ce dernier a travaillé toute sa vie dans les hauts-fourneaux de la régie Renault. Une vraie fournaise, « l’enfer de Dante » comme disait la grand-mère d’Aristide. C’était un travail arasant, pénible, pour les durs.
Les nuits, il faisait des cauchemars, l’enfer le suivait dans ses songes. Il fallait bosser pour survivre, et peu importe le mal qui ronge.
Aristide Barraud éprouve de la fierté à l’égard de ses aînés. Comme son grand-père paternel, fils de paysan et devenu ingénieur nucléaire.
Mon sang est celui des laborieux qui luttent et qui ne lâchent rien. Je ne peux pas les renier. Ce sang me donne de la force.
Décembre 2015
La quatrième de couverture laisse entendre une appétence pour le rap. Au delà du rap, c’est bien la musique qui revête une importance capitale dans la vie de Aristide Barraud. Les premières lignes de ce chapitre ne peuvent pas être plus explicites à ce sujet :
Après les attentats, la musique m’a tenu à flot. Si je n’avais pas eu mes écouteurs, au minimum six heures par jour, bien ancrés dans mes oreilles, je ne sais pas où je serais aujourd’hui.
Ces mots sont forts et font écho à une phrase significative que j’ai surligné cinq pages en amont :
« Je n’ai pas pu m’arrêter, j’ai écouté de la musique jusqu’à épuisement. Pour la première fois, au plus profond de moi, je comprenais qu’une nouvelle vie commençait.«
Après les balles, les cris, les hôpitaux et les terribles échos, le rap en guise de thérapie pour se soigner par son flow. Par la puissance de son rythme et de ses mots, le rap a su apaiser ses maux. Qui n’a jamais été apaisé par une interlude musicale ? Pour lui, ça s’est révélé vital.
réANIMAtion
Au départ, Aristide Barraud n’était pas du tout en phase avec le réel et la réalité de ses blessures. Le lendemain des attentats il dit à son père d’une faible voix qu’il pensait qu’il pourrait rentrer à la maison le lendemain. En réalité, il avait cinq tubes qui sortaient de ses poumons et de son ventre, une soixantaine d’agrafes partout sur le corps et bien d’autres contusions.
Est-ce que ce décalage avec la réalité lui a permis de se dire « c’est pas si grave, je vais de l’avant ! » ? Peut-être bien…
Je me mettais des petits coups dans les parties que je pouvais atteindre. Pour gagner du temps à mon retour sur le terrain, je ne voulais pas craindre ces douleurs.
Effectivement, dès son réveil, il semblerait que Aristide n’ai eu qu’une idée en tête : retourner sur le terrain de rugby ! Cependant, mettre de côté plus ou moins volontairement des éléments de réalité aussi importants et traumatiques peut être dangereux quand il reviennent à nous en pleine face. Trop de déni, c’est se faire hara-kiri…
Quelques jours seulement après le 13 novembre, Aristide ne craque pas. Comme nous l’avons vu, il tire cette faculté de son histoire personnelle et familiale mais aussi des événements forts de son quotidien :
J’ai contemplé une plaie transversale de la forme de la balle qui avait effleuré ma cuisse. On pouvait mettre un doigt. (…) Là c’était trop, j’ai failli craquer. Et j’ai vu une larme dans les yeux de mon aide-soignante aux doigts d’or qui jetait les pansements. C’était beaucoup pour eux aussi. Je ne pouvais pas lâcher, j’ai ravalé mon début de trémolo.
Parallèlement, ses amis sont aussi extrêmement importants. Une scène du livre m’a particulièrement saisit ! Au fil de ses mots, je visualisais un moment très critique du 13 novembre :
C’est dans l’ambulance vers les urgences que ça avait été le plus chaud. Je partais vraiment. Aïda l’a senti. Elle m’a mis une grande claque et m’a ciré : « Moi je sais que t’as du mental, c’est maintenant que tu le montres !«
En écrivant ce passage j’en ai encore des frissons…
Cela a pris du temps pour qu’il puisse dire que ce qu’il avait vécu « était grave et terrible« . Mais ce n’est pas pour autant qu’il se plaint. Il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. Il mesure et compare son malheur à d’autres bien plus graves. Par exemple les gens prient dans des attentats à Bagdad sans soins médicaux gratuits et aides psychologiques ; les soldats de 14-18 etc.
Pouvoir poser des mots justes sur son vécu et son histoire permet tout de même d’avancer. Ne pas se plaindre l’a aidé « à tenir bon » pour reprendre ses termes.
Mais j’avoue que la première fois que j’ai osé penser « merde, c’est dur quand même ce qu’on vit », un poids s’est enlevé de mon estomac.
Accepte
Ce sous-chapitre est selon moi l’instant philo du livre. Pas la philosophie trop intellectuelle et intellectualisée, mais celle qui aide à grandir, à vivre sa vie du mieux possible.
Je veux vivre ma vie, je ne veux pas perdre d’énergie sur ce que je ne maîtrise pas.
Je ne veux pas perdre de temps ni d’énergie ou de santé mentale sur ce que je ne peux pas changer.
Cette pensée est issue des stoïciens. La sagesse, selon eux, consiste à accepter ce sur quoi on ne peut pas agir. Une image vaut mieux qu’un long discours, je vous propose ici la parabole du chien pour mieux comprendre :
Si le chien résiste et s’oppose à suivre le chariot, il est malgré tout tiré par ce dernier et il arrivera blessé et épuisé en fin de voyage. S’il ne se débat pas, il suivra le mouvement du chariot et parcourra le même trajet sans blessure et avec beaucoup plus de légèreté !
« Autant donc accueillir l’inéluctable, plutôt que de le refuser et de lutter contre le destin. » Frédéric Lenoir
Il me semble donc que Aristide se saisit de cette pensée de la Grèce Antique dans un sens noble et philosophique. Bien plus que des mots posés sur un bout de papier, il incarne cette pensée pour traverser au mieux l’existence qui lui ai donné.
La rémission, la résilience, la reconstruction n’est pas un processus linéaire. Il y a des progressions, des cassures, des stagnations. Et parfois Arisitide craque… Ça ne dure qu’un quart d’heure mais les mots et le paragraphe sont saisissants, accrochez-vous :
« Cela fait onze mois que je positive tout ce qu’il m’arrive. Que je ne vois que les bons côtés de chaque situation pour avancer. Hier j’ai dit nique. Je me suis pris trois balles alors que je marchais dans la rue. Je n’avais rien demandé à personne. On a détruit tous mes objectifs, les sacrifices de toute une vie sont partis au moment même où je me faisais transpercer. Je ne voulais pas voir des gens tomber sous les balles devant moi. Je ne voulais pas qu’on m’impose une vie à craindre le sommeil et les cauchemars. Je ne voulais pas voir et sentir la mort. Je ne voulais pas me réveiller appareillé en réanimation, plus mort que vivant devant ma famille en pleurs. Je ne voulais pas que ma sœur voie l’enfer de ses propres yeux. »
La figure de style de l’anaphore renforce l’effet de lourdeur de toutes les choses qu’il a dû accepté et qui ont fait ou font partie de sa réalité. Cette réalité, il ne peut pas la changer, il l’accepte sans s’appesantir dessus pour autant.
Aristide ne se plaint peu ou pas ; il craque peu de temps ; a du mal a se dire victime. Il lui a fallu onze mois pour se dire « victime des attentats ». Le jour de son réveil, en réanimation, un psychiatre est venu lui rendre visite et lui a dit qu’il était une victime des attentats. Au départ il refuse cette étiquette. Selon lui, une victime c’est quelqu’un qui ne peut pas se défendre. Le soir de l’attentat, on ne leur a pas laissé la chance de se défendre. Le terme de « victime » est selon Aristide trop négatif et bien trop péjoratif.
Le positivisme d’Aristide n’est pas une façade ou une pâle image. Il s’incarne dans ce qu’il est. En terme philosophique je pense que ses propos sont évidemment humanistes (citation 1) mais aussi vitalistes (citation 2) :
Si je peux, avec ces textes, rien qu’une seule fois aider une seule personne pour quoi que ce soit, je serais heureux. N’hésite pas à montrer tes cassures, mon pote.
La vie trouve toujours un moyen de passer, comme l’eau dans une fissure de roche.
N
Et la haine dans tout ça ? Se faire tirer dessus par des personnes convaincues d’être accueillies au paradis par 72 vierges c’est absurde, rageant, stupide etc. à vous de compléter la suite….
Ce sous-chapitre est court mais n’en reste pas moins essentiel car Aristide Barraud ne souscrit ni à la haine ni au ressentiment haineux. C’est une marque de plus de sagesse.
Je n’ai pas de haine, je ne l’ai jamais eue. La colère, ça pèse, ça ronge, ça pourrit de l’intérieur. Je n’ai pas le temps pour ça. Même après des scènes de guerre, être pacifique ne me semble pas si fou.
La haine n’apporte que des regrets et met des nuages sombres dans la tête. De l’apaisement, je suis esthète.
Pour ces deux passages qui agissent en éclaircies je souhaite juste dire : merci !
Je préfère comprendre pour m’apaiser.
Là je suis tout seul devant mon ordinateur mais je t’adresse une standing ovation ! Comment peux-tu Aristide rester lucide à ce point après tout ça ? Chapeau, bravo, tu mérites qu’on écoute plus attentivement tes quelques mots.
Ne pas céder à la colère et essayer de comprendre pourquoi et comment en est-on arriver là, voilà la marque des grands hommes. L’islamisme n’est pas un phénomène ponctuel. Cependant sa source ne se situe pas dans le : « ils sont jaloux des privilèges des occidentaux donc ils nous attaquent ». Ce mouvement radical prend racine dans des événements historiques qui dépassent largement Charlie Hedbo ou le 13 novembre. Donc merci Aristide d’ouvrir la voie de la compréhension. Le débat qui en découle risque d’être long, je m’arrête là, ce n’est pas le sujet.
Lucidité n’est pas idéalisme. Tu nous fais part dans ces quelques lignes de l’impossibilité (pour l’instant?) de pardonner des meurtriers et de pardonner les processus « qui les ont engendrés ». Ton processus à toi est celui de la reconstruction. Tu nous dis lutter contre les colères centimètre par centimètre. Que tu es en train de gagner ta guerre mais que tu ne peux pas remporter chaque bataille, et c’est normal.
Une citation pour conclure cette partie :
Dans mon cas, le vengeance est un plat qui ne se mange pas.
Retour
Dans les attentats, il y a eu des gens touchés par les balles et qui ont souffert physiquement. On imagine aussi facilement la présence d’une souffrance psychique…. Et qu’en est-il des gens qui ont « juste » vu ? Qui ont assisté à l’horreur ? Que se passe t-il pour cette souffrance invisible aux yeux du plus grand nombre ? Aristide en a fait l’expérience alors qu’il était de retour à Paris, non loin du lieu de l’accident.
Une fille, assise sur un banc à quelques mètres de nous, est venue nous parler. Elle nous avait grillés avec nos dégaines de bras cassés. Elle avait tout vu ce soir-là, depuis la pizzeria de la rue Marie-Louise. Depuis deux mois, elle ne dort plus. Aussi blanche que le papier de ses clopes qu’elle enchaîne à un rythme effréné. A chaque seconde, elle semble prête à s’effondrer. Les blessures invisibles son létales. Plus insidieuses que celles qu’on étale.
Octobre 2016
Ma faute
Jusqu’à maintenant l’article concernait essentiellement la reconstruction d’Aristide. On y a découvert l’homme : Aristide mais aussi les valeurs de son patrimoine : le nom des siens et le nom Barraud ! Son parcours, sa résilience sont orientés vers un but : retourner sur le terrain ! Les prochaines lignes concernent désormais le joueur de rugby !
Aristide Barraud est arrivé au Stade Français à 18 ans. Dès le début de saison, Fabien Galthié l’a intégré au groupe pro. Groupe dans lequel les joueurs sont aussi salariés. Ce sport est devenu leur métier. A 18 ans, Aristide se qualifie de « naïf et idéaliste ».
J’arrivais dans ce monde étrange où l’on joue pour gagner sa vie. J’ai encore du mal à accepter cela aujourd’hui.
Cette sensation et les interrogations qui s’y rattachent l’ont suivi jusqu’à ses dernières semaines en tant que rugbyman pro. Selon lui, dans le professionnalisme « l’intérêt personnel prenait le pas sur la cause collective ».
J’ai du mal à accepter ce quotidien basé sur soi : on se préoccupe de son corps, de son alimentation, de son sommeil.
(…)
C’est un quotidien d’égoïste.
Dans les lignes qui suivent, on sent que Aristide Barraud aspire aussi à autre chose et à d’autres valeurs plus altruistes. Les mots sont forts :
Malgré tout, l’inutilité de cette vie n’a jamais cessé de me hanter. Toute cette énergie, tous ces sacrifices depuis tant d’années, pourquoi ? Pour moi seul finalement.
Avec ma capacité de travail et ma détermination j’aurais pu faire de bonnes études, donner mon temps et mon énergie pour faire progresser une cause. Depuis que je suis professionnel, je dois vivre avec cette sensation coupable.
La fin du paragraphe laisse une lueur d’espoir avant d’enchaîner avec sa dernière année au Stade Français :
Cette remise en question permanente me laissait que peu de repos. Je l’apaisais avec la pensée que je compenserais plus tard ces vingt années d’égoïsme. Mais je ne pensais jamais ça des autres sportifs professionnels, seulement de moi.
Un peu dur avec lui même pour le coup. Sa dernière année au Stade Français peut aussi être qualifiée de « dure ». Selon lui, ça devait être son année. Ayant fait ses preuves chez les jeunes et en équipe de France junior, il voulait faire sa place en équipe première. Mais une succession de petits événements l’ont complètement « sorti du projet » en un mois. Il qualifie la situation de catastrophique parce qu’il lui restait encore un an de contrat.
Je suis observateur, on ne peut pas trop me feinter. Je voyais que tout le monde avait compris que j’étais devenu inutile. Beaucoup ne me serraient plus la main, dont le président.
On m’ignorait.
L’indifférence cela fait bien plus mal.
Sa réaction ? Je vous laisse quelques secondes pour y réfléchir…
Repensez à l’article depuis le début !!!
Une piste ?
J’ai mis un grand coup de pied dans ma propre fourmilière, comme j’en suis coutumier.
Aristide a activé le mode machine. Il ne loupait plus un seul entraînement du groupe pro alors qu’il s’en éloignait de plus en plus. En supplément, il participait à chaque entraînement de l’équipe espoir alors qu’il n’en avait pas du tout l’obligation. Irréprochable, jusqu’au bout. Une expression me vient : « mourir les armes à la main »…
Certains joueurs de l’équipe espoir me parlaient du respect qu’ils avaient pour moi à me voir m’accrocher, cela me rechargeait à fond, ces petites phrases m’aidaient beaucoup. En fait, il suffit de pas grand chose, une main sur l’épaule, quelques mots pour donner un sens à nos combats.
On sent bien que cette expérience a été délicate et blessante pour Aristide alors tout jeune adulte. L’idéal s’est déconstruit d’une manière assez brutale. Le monde professionnel obéit à des règles et des codes parfois impitoyables. Raphaël Poulain nous mettait déjà en garde contre ça il y a quelques années avec son livre Quand j’étais Superman. Encore un joueur du Stade Français qui déchante…
Cependant Aristide Barraud a la capacité de transformer des choses pour rebondir. Une citation de Mandela me vient à l’esprit en associant librement : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ».
Je ne le savais pas encore mais de tels changements m’ont permis de me préparer pour les mois qui ont suivi les attentats. De n’avoir rien lâché, j’ai tiré une grande fierté et une grande confiance en moi. Je savais que je pouvais le refaire, je reste déterminé en terrain miné.
Notre rugby
L’entrée dans le monde professionnel du rugby pour Aristide Barraud a peut-être été traumatique, certainement cathartique. Sans langue de bois, il donne ses impressions et son avis sur le rugby d’aujourd’hui :
Je n’ai jamais compris comment l’individualisme peut être présent dans ce qui représente l’élite d’un sport qui est la quintessence de la force collective.
(…)
Mais, finalement, ça ne serait pas le premier paradoxe de ce jeu où il faut aller en avant tout en se faisant des passes en arrière.
Effectivement les grandes valeurs de l’Ovalie sont aussi entachées par la réalité de l’être humain. Une équipe de rugby est un collectif d’individus avant tout. L’égoïsme, les rivalités, la jalousie font aussi partie du quotidien. Ces valeurs du rugby, sont des éléments de langage très utilisés par les médias et autres grandes instances mais qui protègent pourtant si peu des déviances. Le sens du collectif est présent, c’est vrai. La victoire ne peut passer que par là. Ça en devient presque une obligation. Avec les autres tu peux gagner, sans eux tu te fais massacrer. Le collectif est donc une marche nécessaire pendant les 80 minutes du match. Après les deux mi-temps, cela peut être une autre histoire. Le sens du collectif et l’entre-aide sont des valeurs qui ne se généralisent pas forcément à l’ensemble de la vie d’un rugbyman. Au minimum, elle se réduise à 80 minutes par semaine…
Dans le sport professionnel, l’argent fait la loi :
Cela fait des années qu’on entend partout « au moins, le rugby, ça ne sera jamais comme le football, il n’y a pas assez d’argent », c’est faux. Oh, réveillez-vous ! Il y a énormément d’argent dans le rugby professionnel ! L’homme peut être transformé par l’argent. Le sport de haut niveau n’échappe à la règle.
C’est un milieu qui fonctionne comme une entreprise, avec une obligation de résultat. Les places sont chères et les bons contrats ne sont que pour une petite centaine de joueurs. Les carrières sont courtes et les hommes sont de fait des grands compétiteurs. Tous les ingrédients sont là pour former un beau nid de guêpes.
Par la suite, Aristide insiste sur l’écart qui existe entre les belles formules rattachées aux valeurs du rugby et la réalité de terrain :
Il y a quelques années sur le site du centre de formation d’un club du Top 14, il y avait même écrit « Ici, on forme des hommes »… Mais quelle façade insupportable de démagogie et de mensonge !
Selon lui, les centres de formation préparent de bons joueurs, voire excellents, mais laisse sur le côté sans trop d’état d’âme des joueurs et de surcroît des individus qui ne rentrent pas ou plus dans les projets du club. Les (b)lessés sur le bord de la route ne sont pas des exceptions. L’auteur de Mais ne sombre pas aimerait que ces joueurs soient mieux accompagnés et respectés !
Ces quelques pages lui permettent de donner sa vision des dérives du rugby moderne. Il s’inquiète pour les plus jeunes qui rêveraient du monde professionnel et qui peut se révéler être un véritable miroir aux alouettes.
Si j’insiste sur ce sujet, c’est que j’ai peur pour les jeunes qui rêvent du monde professionnel et qui vont connaître ce que j’ai connu, ce que beaucoup de mes amis, des joueurs de très haut niveau, vivent encore chaque année.
(…)
Mais je suis inquiet pour les autres.
Aristide Barraud se préoccupe effectivement des autres, des joueurs de la future génération. Lui, commence à comprendre que la reprise du rugby s’éloigne de plus en plus.
Pour la première fois, en novembre 2016, je commence à faire le deuil de ma carrière.
Cette idée (de retrouver les terrains) m’a tenu en vie et m’a permis de l’emporter sur toutes les prévisions médicales.
Monaco
L’histoire de Aristide Barraud est unique en son genre. Tragique au départ, finalement sacrément inspirante. Certaines grandes institutions n’ont pas tardé à le remarquer. Il fut invité à donner une conférence sur l’importance du sport contre la radicalisation et le terrorisme « devant un parterre de parlementaires venus de toute l’Europe. »
Sa réaction ? Juste bonnard ! Lucide, comme toujours :
En quel honneur suis-je invité ? Quelle légitimité ai-je acquise pour pouvoir me permettre de parler de ce sujet ?
(…)
Pourquoi ne pas inviter un éducateur qui se bat au quotidien dans une ville difficile ? Qui lutte chaque jour pour faire passer son message auprès de jeunes qui souffrent de l’exclusion économique, scolaire et même géographique…
Tranchant comme dans une prise d’intervalle, il poursuit :
Rapidement, j’ai fait le compte.
(…)
mon petit séjour à faire le guignol et satisfaire la conscience de quelques parlementaires aurait coûté plusieurs milliers d’euros.
A quelques mètres de la ligne d’en but, il plonge pour marquer l’essai :
J’aurais aimé leur dire : « Donnez-moi cet argent, rénovons un city-stade à Massy, louons un car pour emmener des enfants jouer au foot sur la plage. Emmenons ceux qui ne partent jamais en vacances. Donnons cet argent à des étudiants dans la dèche pour payer leur année d’étude. Faisons quelque chose d’utile et prouvons que le sport peut aider à ne pas tomber dans l’exclusion et la haine. » Mais je ne l’ai pas fait, j’ai été lâche.
(…)
C’est la dernière fois que je m’échappe, que je ne dis pas ce que je pense.
Janvier 2017
Oxmo
Oxmo fait parti des rappeurs qui ont permis à Aristide de garder la tête hors de l’eau. Les chansons de Oxmo Puccino sont poétiques, les textes sont travaillés et leur sens souvent profond.
Dans sa première interview dans le journal L’Equipe, Aristide a cité les paroles de ce dernier : « La vie est une chance, le reste du mérite ». Ces lyrics sont les premiers mots de la première chanson de l’album LA VOIX LACTÉE sortie le… 13 novembre 2015. « Une date qui n’existe pas » selon le rappeur. C’est grâce à cette interview que Aristide Barraud a pu rencontrer Oxmo qui l’a contacté via Twitter.
Un jour, je lui raconterai à quel point il m’a aidé, dans les longues nuits d’hôpital. A la limite de craquer, il me retenait.
(…)
Ces derniers mois, une autre phrase d’Oxmo me suit, prend sens en moi.
(…)
« Ce qui m’arrive de mieux, je l’ai fait exprès. »
Mythos
Les étapes qu’a dû traverser Aristide sont nombreuses et de nature très différentes. Il y eu d’abord un combat physique pour recouvrer ses capacités, réapprendre à marcher etc. Une bataille psychique, pour réapprendre à vivre, ne pas céder à la colère, au ressentiment et à la haine.
Le regard des autres et leurs questions sont aussi une étape.
Je dois en être à une centaine de questions de ce genre par semaine.
Si certains font preuve de voyeurisme et d’indiscrétion, la plupart des questions sont au départ bienveillantes. Le fond y est mais la forme est souvent maladroite. Entre les phrases bateaux et les maladresses, Aristide a su trouver des techniques « pour renvoyer l’ascenseur ».
Beaucoup nous disent qu’ils savent ce qu’on vit. Bravo les gars, vous êtes balèzes, nous on n’a encore rien compris.
L’atmosphère sérieux des rendez-vous médicaux avec docteurs et psychiatres contraste avec ce que recherche Aristide en priorité : de la légèreté et du rire.
Hier, mon pote m’a demandé si j’avais posé ma candidature pour Roland-Garros : « Tu ramasses bien les balles, ils pourraient avoir besoin de toi. »
Dans les milliers de messages et de demandes qu’a reçu Aristide, les questions envers sa sœur étaient de manière assez systématique emprunt d’un regard maternel. Cela est dû selon lui à sa « dégaine d’acrobate de poche » qui évoque un « petit oiseau tombé du nid ». Dans la paragraphe qui suit, il remet les choses au clair,les points sur les i et les barres sur les t concernant sa petite sœur :
Nan mais Alice elle est plus forte que nous tous réunis.
(…)
Elle a un mental qui fait cent fois sa taille.
(…)
On ne peut pas rivaliser avec ma sœur, c’est l’humain du futur. Si seulement on pouvait faire une république mondiale, il faudrait l’élire présidente. Le monde irait mieux, on rirait beaucoup, on s’aimerait plus, on trouverait des solutions. L’argent et la violence n’en feraient pas partie. Faudrait juste mettre un tabouret devant les micros, pour les discours.
Réalité
En mars 2017, Aristide Barraud et sa sœur Alice avaient récupéré « au-delà de toutes les prévisions. » La cause ? Ils étaient déjà habitués à s’entraîner sérieusement pour atteindre le haut niveau de leur domaine respectif.
Je connaissais déjà l’hôpital, les opérations, la rééducation. Malgré l’intensité, malgré la nature des blessures et du traumatisme, j’avance en terrain connu depuis le début.
Avril 2017
Squadra
Nous sommes en avril 2017, soit un an et demi après les attentats. Aristide est en salle de musculation, un mini-kyste et une croûte se sont formés au niveau de sa cheville. Il gratte…
Un morceau de balle est sorti de ma cheville.
(…)
C’était un petit bout de balle, le troisième que je récupère.
(…)
On était trois dans la pièce, d’un coup ils étaient tout blancs.
De là, une réflexion émerge sur le monde dans lequel nous évoluons et ce que représente Aristide après que « la mort, la poudre se sont invités dans des rues joyeuses. »
Il se considère chanceux. Son monde « n’est pas en ruine, ni en feu. » Cependant, après les attentats, le regard des gens a changé.
Je ne suis plus Aristide, je suis Aristide le survivant. La violence qui fascine, la folie qui effraie se trouve devant leurs yeux.
(…)
L’horreur prend forme, elle est concrète. Alors je fuis. Le poids des regards sur moi est pesant. Je mets ma capuche et je baisse la tête.
Janvier 2017
Pateh Sabally
Vous l’aurez compris, ce livre n’est pas le seul récit de sa rééducation. Depuis le 13 novembre, Aristide Barraud observe différemment le monde, « avec [s]on regard de nouveau-né. » Il n’hésite à prendre la plume pour dépeindre une réalité qui s’offre à lui.
Pateh Sabally est un migrant qui s’est suicidé depuis le Grand Canal à Venise. Il avait 22 ans… Au même moment, Aristide étaient en salle de musculation, à travailler sur les pecs… c’était sûrement un lundi…
Juste avant de sauter, des passants l’ont insulté, moqué et même filmé. Entre l’écoute attentive que Aristide porte à ses grands-parents quand ils évoquent les progrès sociaux et ce triste épisode Vénicien, il y a un monde, un monde douloureux et révoltant.
Si un jour j’ai des petits enfants, je leur dirai :
« Tu vois mon petit gars, j’ai vécu une époque où la vie de certains hommes valait moins que d’autres, une époque où on regardait des gens mourir en rigolant. Pourtant, on avait tous été à l’école, on savait tous ce qu’a été la Shoah, le génocide arménien ou celui des Tutsis au Rwanda.
(…)
On était informés. (…) Mais on fermait les yeux, on faisait semblant.
_ Et toi, papy, qu’est-ce que tu faisais à cette époque, t’as fait quoi pour que ça change ?
_ Moi, je jouais au rugby, je pensais à ma carrière. Je ne pensais qu’à être performant. Je mettais toute mon énergie à avoir le meilleur taux de réussite possible pour mettre un ballon entre deux poteaux. »
J’arrête, j’ai peur
C’est le point final de sa reconquête sportive. Les douleurs, les migraines, la perte d’appétit, les contractures depuis des mois, c’est trop. Aristide Barraud dit stop. Il accepte qu’il ne reviendra pas sur un terrain.
Mon corps et mon esprit font deux depuis le 13 novembre, et ils ne vont pas tarder à faire trois, si je vais trop loin.
Le corps doit être écouté, et quand ce n’est pas le cas, il te nique ta race.
Les matins, il a besoin d’une heure pour se mettre en route, respirer et marcher normalement. Désormais, il aspire à d’autres choses que le rugby. Des choses plus douces comme il l’explique en pensant le yoga ou la piscine, car « le rugby n’est pas doux. »
Le rugby, avec ses entraînements intensifs, la musculation, les chocs à répétition et les commotions devient un sport de plus en plus dangereux. Certains joueurs doivent arrêter prématurément leur carrière comme Benoït Guyot, ex-capitaine de Biarritz et ami d’Aristide. D’autres finissent en vrac comme Shontayne Hape (20 commotions durant sa carrière), incapable aujourd’hui de se concentrer plus de 30 minutes… Ou encore Rory Lamont (une dizaine de commotions), Marie-Alice Yahé pour la question des K.O(s) à répétition. Raphaël Poulain, Philip Fitzgerald, Shontayne Hape pour la question de la dépression. Et d’autres noms résonnent de manière bien plus tragique comme Vickerman ou encore Temo…
Les coups et les chocs sont devenus de plus en plus difficile à encaisser. Pendant un basket entre amis, il prend « l’épaule solide d’un pote » en pleine tête…
Un éclair a pété dans ma tête, j’ai vu un grand flash puis du blanc.
(…)
L’étau s’est resserré doucement sur mes tempes, la barre s’est installé sur mon front. Ça m’arrive à chaque choc dans la tête. Ça a duré trois jours. Retourner sur un terrain vraiment ?
On le sent dans son écriture, cette décision s’est faite progressivement comme si la page qui est en train de se tourner, prend le temps d’être rabattue sur toutes celles déjà écrites. Lucide sur tout le chemin parcouru, son choix est le choix de la sagesse.
J’ai récupéré au-delà de toutes les prévisions (…) je me sens en paix.
Désormais, il semble que la boucle soit bouclée. La fin d’une histoire pour avoir la possibilité d’en écrire une autre.
Cette chronique a été longue… Bien d’autres choses existent dans ce magnifique livre que je n’ai pas cité, des à côtés, des éléments de son enfance, sa vie en Italie, ses amitiés etc. C’est un condensé d’émotions et un témoignage poignant. Je vous laisse le plaisir de le découvrir à votre tour, vous ne serez pas déçu !
Pour moi ce récit, son récit, est un véritable tour de force. Comment se fait-il qu’en moins de 170 pages j’ai l’impression d’être parti un temps soit peu à la rencontre d’Aristide Barraud ? Parce-qu’il parle vrai, avec sincérité et émotion. Ce livre est touchant, il peut vous remuer, un peu, beaucoup, vraiment beaucoup…
Vous pouvez retrouver le reportage sur Alice et Aristide juste –> ici <–.
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